Considérations sur l'opportunisme et l'ultra-gauchisme
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Le boycottage bolchevik du "parlement" en 1905 enrichit le prolétariat révolutionnaire d'une expérience politique extrêmement précieuse, en lui montrant qu'il est parfois utile et même obligatoire, lorsqu'on use simultanément des formes de lutte légales ou non, parlementaires et extraparlementaires, de savoir renoncer aux formes parlementaires. Mais transposer aveuglément, par simple imitation, sans esprit critique, cette expérience dans d'autres conditions, dans une autre conjoncture, c'est commettre la plus grave erreur.
—Lénine, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »)
J'arrête mon analyse de la démission de Trudeau pour le moment pour écrire ceci, si seulement pour donner un sens à certaines idées que j'essaie de développer concernant la direction prise par le mouvement progressiste Américain ces dernières années et les parallèles avec notre lutte actuelle. Il est clair que l’échec total du Parti démocrate à présenter une alternative valable au peuple Américain leur a coûté les élections et a condamné le reste du monde à quatre autres années de caprices destructifs de Trump. Alors que nous voyons Pierre Poilievre et le Parti conservateur adopter la même rhétorique réactionnaire, je m’inquiète que la gauche Canadienne va suivre la voie opportuniste empruntée par les partisans du Parti démocrate. C'est pourquoi je crois qu'il est essentiel que nous soyons prudents et attentionnés dans notre soutien à des organisations comme le NPD. Nous devons toujours garder à l’esprit que de telles organisations ne nous rapprochent que dans la mesure où les limites de notre système économique dominant le permettent, et qu’un véritable changement politique nécessite bien plus qu’un simple ralliement derrière un parti commun. Un changement économique, social et politique réel et tangible nécessite un engagement de la part non seulement d’une plateforme politique organisée, mais également de la mobilisation d’une partie importante de la population en général. À cette fin, notre soutien à des organisations comme le NPD ne doit s’étendre que dans la mesure où cela est utile à l’avancement de la lutte des classes dans son ensemble.
Mon objectif n’est pas de justifier l’opportunisme, mais il n’est pas non plus d’exonérer complètement les tendances dites « ultra-gauche » qui résistent à toute collaboration avec quiconque qu’elles jugent insuffisamment révolutionnaire. Le Parlement, aussi imparfait que soit son rôle dans la reproduction des relations sociales capitalistes, est néanmoins un outil indispensable pour organiser la classe ouvrière en un corps capable de se conduire lui-même vers sa propre émancipation. Même Lénine a souligné l’importance de travailler dans le cadre parlementaire malgré sa nature réactionnaire. « En Europe occidentale et en Amérique », écrit-il:
le parlement s'est rendu particulièrement odieux à l'avantgarde révolutionnaire de la classe ouvrière. C'est indéniable. Et cela se conçoit, car il est difficile de se représenter chose plus infâme, plus lâche, plus perfide, que la conduite de l'immense majorité des députés socialistes et social-démocrates au parlement, pendant et après la guerre. Mais il ne serait pas simplement déraisonnable, il serait franchement criminel de se laisser aller à ce sentiment au moment de trancher la question de savoir comment il faut combattre un mal universellement reconnu.1
Il est vrai que la nature odieuse des parlements était pleinement visible quand de larges pans de la gauche Américaine en étaient réduits à suivre désespérément le Parti démocrate. Au lieu d’évaluer de manière critique leur soutien à un parti qui s’est révélé à plusieurs reprises hostile aux intérêts des travailleurs, ils ont décidé de s’en prendre à ceux qui ont osé exiger des comptes de leurs politiciens. Néanmoins, la participation au parlement est une étape nécessaire, bien que frustrante, vers la construction d’un mouvement de masse. C’est l’erreur cruciale commise par des groupes comme le Parti communiste révolutionnaire, qui se croient la véritable avantgarde de la classe ouvrière mais se révèlent par conséquent étrangers à celle-ci en raison de leur isolement politique. Nos deux partis communistes parlementaires comprennent ce fait, mais aucun d’eux n’a été capable de former un mouvement de masse et, en tant que tel, leurs voix ne représentent qu’une infime fraction de la classe ouvrière, les condamnant également à leur propre isolement. Je ne dis pas tout cela pour dénigrer ces organisations, le travail qu'elles accomplissent est toujours important dans le contexte de la lutte des classes plus large, mais je tiens à souligner la position avantageuse dans laquelle se trouve le NPD pour mobiliser les travailleurs dans une lutte sérieuse: une force politique capable de nous apporter des gains immédiats, malgré les limites du travail au sein du système parlementaire, et ou nos efforts devraient être concentrés, du moins pour le moment.
À cette fin, il est essentiel que nous nous lancions dans le genre de critiques impitoyables qui remettent en question le manque général d'engagement du parti envers les valeurs socialistes manifestes, tout en gardant à l'esprit que de telles critiques devraient toujours avoir pour objectif de renforcer le mouvement syndical au sens large, plutôt que de le faire glisser vers le bas avec des querelles sectaires inutiles. Nous avons besoin que les gauchistes soient prêts à critiquer la réticence de Jagmeet Singh à adopter une plateforme plus évidemment socialiste (ou du moins économiquement progressiste), celle qui s’est révélée très populaire auprès des jeunes électeurs. Des politiques telles que le revenu de base universel, le contrôle des loyers, les soins dentaires et visuels subventionnés, les plans de redistribution d'impôts et une assurance-médicaments abordable, dont certaines ont été promises sur papier par le NPD mais doivent encore se concrétiser dans un programme de sensibilisation significatif. Il serait nul de penser que tout cela équivaut à un véritable socialisme, même les social-démocraties les plus progressistes sont toujours dominées par les lois de production et d’échange qui perpétuent les inégalités inhérentes au capitalisme, ou, en d’autres termes, « Une forme de travail salarié peut corriger les abus d’une autre, mais aucune forme de travail salarié ne peut corriger les abus du travail salarié lui-même. » comme l’écrit Marx2, mais nous ne pouvons pas perdre de vue nos conditions politiques actuelles et agir de manière aussi exagérée en dehors de ce qu’elles permettent; aussi bien jeter à l’eau toute chance de mettre en œuvre un changement significatif, et avec ça nos rêves d’une société (vraiment) démocratique, libre et humaine. Les institutions politiques ne sont utiles que dans la mesure où elles sont capables de guider l’ensemble de l’activité humaine vers un certain objectif. Cet objectif est pour nous l’émancipation de la classe ouvrière et la création d’une société qui puisse véritablement incarner les valeurs de liberté et d’égalité. Cet objectif ne peut être atteint uniquement par la théorie et l’activisme, aussi essentiels soient-ils en eux-mêmes, et doit être poursuivi activement dans l’arène politique si nous voulons voir une telle société se matérialiser. Ainsi, Søren Mau nous rappelle que:
Le communisme n’implique pas une idée particulière de la bonne vie. Le communisme n’est pas un style de vie ou un fantasme consistant à faire de chaque facette de la vie d’un individu l’objet d’une prise de décision politique; ce n’est pas un culte communautaire romantique ou un rêve de communes, de repas-partage et de culture du bricolage. Le communisme est l'effort visant à établir des institutions capables de garantir le plus haut degré possible de liberté individuelle et de contrôle démocratique sur les aspects de la vie humaine qui sont nécessairement partagés par les membres d'une société.3
J’aimerais terminer en disant que je crois que le plus gros problème du NPD n'est pas la faiblesse de son programme (même s'il pourrait certainement être plus robuste dans son soutien à la classe ouvrière canadienne, plutôt que de tenter désespérément de suivre la ligne entre la social-démocratie et le libéralisme de la troisième voie), mais plutôt l'état catastrophique de leurs activités de sensibilisation. Si le parti veut éviter le sort qui a été réservé aux démocrates Américains et être pris au sérieux comme une alternative pour les Canadiens ordinaires, il doit alors se montrer prêt à défendre ses intérêts contre ceux des multinationales et de la classe propriétaire dans son ensemble, comme le représentent actuellement les libéraux et les conservateurs. Je salue leur récente décision de rompre avec le gouvernement fédéral, mais le NPD doit maintenant prouver qu'il est capable de se présenter par eux-mêmes comme la voix politique du mouvement syndical canadien.
—M.
Sources
Vladimir Lénine, La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), marxist.org, repéré de: https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/04/maladie.pdf
Karl Marx, Grundrisse. Penguin Classics, 1993, p. 123. (Traduit de l'anglais)
Søren Mau, Communism is Freedom. Verso Books Blog, 2023, repéré de: https://www.versobooks.com/en-ca/blogs/news/communism-is-freedom?srsltid=AfmBOopH8xEGflX4bQ3q2Yp5hczvQ1Iw9p0hR3dWpKA8hc63CSgA4q5S (Traduit de l’anglais)