Lénine: la sublime exception?
Réflexions sur Hegel, Napoléon et la pertinence de la révolution russe au 21e siècle
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J'ai vu l'Empereur — cette âme du monde — sortir de la ville pour surveiller son règne; c'est une sensation vraiment merveilleuse de voir un tel individu qui, concentré sur un point, assis sur un cheval, s'étend sur le monde et le domine.
—Hegel sur Napoléon
Aujourd’hui marque le 101e anniversaire de la mort de Vladimir Lénine. L’homme qui a été à la fois attaqué comme l’instigateur de la terreur rouge et l’architecte du régime stalinien, et salué comme un héros de la classe ouvrière et comme l’homme qui a conduit au pouvoir le premier gouvernement socialiste de la planète. À bien des égards, Lénine semble incarner l’idée démodée du soi-disant « grand homme » qui, par la force de sa volonté seul, peut plier le cours de l’histoire selon son désir. Il est impossible d’ignorer la volonté résolue qui a porté les bolcheviks au pouvoir, et il est difficile d’imaginer que le parti soit porté aussi loin par quelqu’un d’autre (un fait apparemment rendu plus poignant par le sort de l’Union soviétique après sa mort), mais cela trahirait une explication véritablement marxiste de la montée de Lénine et de la dégénérescence ultérieure de l’Union soviétique sous Staline (pour emprunter la phraséologie trotskyste). Il serait plus utile pour nous de voir ce phénomène sous un jour plus matérialiste, mais même dans ce cas, nous ne pouvons pas ignorer l'immense ampleur de cette volonté et le pouvoir qu'elle détenait pour façonner l'avenir de la Russie, ainsi que le reste du monde, pour toujours.
« Lénine n'est plus, mais le léninisme perdure », écrit Trotsky dans une nécrologie. Mais qu'est-ce que cela signifie d'être léniniste, en particulier un siècle-plus-un-an après la mort du bonhomme, et plus de quatre décennies depuis l’effondrement du gouvernement qu’il a créé? Dans quelle mesure le mot léninisme nous est-il encore utile? Les trotskystes, tout comme les adeptes de la tradition italienne du communisme de gauche, qui s’affirment résolument léninistes face à la déviance stalinienne, ont eux-mêmes montré des écarts démontrables par rapport à la doctrine originale de Lénine. Tous deux ont justifié leurs écarts en citant des ajustements nécessaires à des conditions différentes, et ont tous deux raison à bien des égards, mais il n’en reste pas moins que leur attachement à une vision « authentique » du léninisme était déjà erroné. La raison en est évidente: il n’existe pas cette chose appelée léninisme « authentique ».
Est-il même encore utile de revenir à Lénine? Je crois que oui, et j’espère que tout marxiste sérieux le fera, même s’il critique lui et ses actions. Reste le fait que les bolcheviks, sous sa direction, ont réalisé la construction du premier gouvernement ouvrier de l'histoire; ce fait en soi l’élève à un certain pedigree. Nous ne pouvons cependant pas succomber à l’idée naïve selon laquelle il serait une exception sublime, à la manière de Napoléon, aux règles de l’histoire. Des groupes comme le Parti communiste international (PCI) et la Tendance communiste internationaliste (TCI) sont de bons exemples d’organisations qui ont maintenu les idées de Lénine vivantes sans trop compter sur Lénine lui-même. Malgré l’idée plutôt idiote de se présenter comme « plus léniniste que Lénine », le PCI s’est imposé comme une voix de premier plan dans le monde du communisme de gauche et offre une alternative particulièrement attrayante au marxisme-léninisme et au trotskisme. Le Parti communiste révolutionnaire (PCR), en revanche, montre ce qui arrive lorsque de vieux clichés marxistes éculés sont répétés ad nauseam.
Leur obsession pour Lénine me rappelle l’admiration de Hegel pour Napoléon; Il est facile de voir des parallèles entre les deux, surtout aux yeux des idéalistes naïfs. Lénine, comme Napoléon, semble s’être trouvé au bord du précipice de l’histoire et lui avoir dicté ses caprices, mais cela reviendrait à ignorer les conditions révolutionnaires qui lui ont permis, ainsi qu’à Napoléon, de prendre le pouvoir. Napoléon et Lénine étaient tous deux de grands dirigeants, dans le sens qu’ils pouvaient mobiliser les efforts de millions de personnes, apparemment avec leur seule conviction, mais cela montre aussi que sans ces millions de personnes disposées à les suivre, même les volontés les plus passionnées ne peuvent rien réaliser. La principale leçon que nous devrions tirer de tout cela est qu’en attribuant une action quasi divine à un seul individu, nous ignorons les millions de personnes qui ont réellement donné naissance à cette agence. Rien ne peut être réalisé sans le soutien des masses, et ce n’est pas en criant des slogans révolutionnaires d’il y a un siècle que nous y parviendrons. Alors que Trump menace d’adopter un certain nombre de politiques fascistiques par ordre exécutifs, et que les Conservateurs chez nous déploient une rhétorique populiste similaire, la nécessité d’un mouvement de masse est désormais plus urgente que jamais.
Pour conclure, il est important que nous maintenions l’héritage de Lénine au XXIe siècle, mais parfois nous devons laisser reposer nos idoles. Comme son cadavre mutilé et profané, exposé comme un souvenir grossier du rêve brisé du socialisme, le léninisme est devenu une fixation morbide pour une idée qui a dépassé depuis longtemps sa durée de vie naturelle. Je ne suggère pas que nous abandonnions complètement l'idée, bien au contraire (et comme le style de ce bulletin devrait le faire évident), mais de nous attacher si complètement à une idée qui était censée servir un objectif particulier à un endroit et à un moment historique particulier serait politiquement inutile et activement nuisible dans nos conditions actuelles. Cela a toujours été mon problème avec le PCR; les entendre parler de Lénine comme si les événements du siècle dernier ne s'étaient pas produits, répéter obstinément les phrases et les slogans des vieux bolcheviks comme se cogner la tête contre un mur de ciment encore et encore pour essayer de se remettre d'un mal de tête. Cela ne sert à rien de se rappeler constamment leur réticence à affronter et à dépasser leur histoire. Derrida nous a mis en garde contre les spectres de Marx, spectres rendus visibles par des organisations comme le PCR. Si nous espérons sauver Lénine des griffes des léninistes, il est alors essentiel que nous puissions enfin faire taire ces spectres.
—M.
Source
Léon Trotsky, Lénine mort. Marxists Internet Archive, téléchargé en 2009, extrait de : https://www.marxists.org/archive/trotsky/1924/01/lenin.htm (traduit de l’anglais)